12/05/2020

De par la distance

Les dernières semaines ont été l’occasion de travailler nos « distances » par la « distanciation ». Un terme un peu néologique car je ne pense pas l’avoir entendu très souvent auparavant et de faire quelques recherches pour découvrir que ce mot existait bien dans notre belle langue française mais plus particulièrement dans le monde…du théâtre. 
Ainsi, le Larousse donne cette définition : « Fait de créer une distance entre soi et la réalité ».

Ou encore sur l’effet de distanciation : « Expression employée par Brecht pour désigner l’effet par lequel l’acteur se dissocie de son personnage, afin d’obtenir du public une attitude critique. (L’effet de distanciation caractérise le théâtre épique de Brecht.) ».
Nous pouvons donc voir une différence entre la distance et la distanciation, la distance évoquant une donnée « de mesure » tandis que la distanciation se distingue par la notion « de recul » par rapport à quelque chose ou quelqu’un.

Pourtant, nous avons appris à vivre (et nous devrons encore continuer) avec ces deux concepts qui ne sont pas vraiment en usage dans le monde occidental. En effet, nous aimons bien nous serrer la main, nous prendre dans les bras, nous faire la bise, nous toucher. Certains pays par contre, culturellement, pratique la « distance » presque de façon génétique et héréditaire. Le Japon est sans conteste de ceux-là.
Je me souviens de ma première rencontre avec un Maître Japonais qui se nommait Suzuki Sensei il y a plus de quarante ans et j’avais été frappé par déjà cette notion de distance, en particulier lors du salut même en dehors du tatami. Quelques temps plus tard, je rencontrais Maître Tamura et là aussi…la distance.

Tamura Sensei

Ces images ne m’ont jamais quitté et je ne manque pas de garder la distance surtout lorsque je rencontre quelqu’un de l’archipel. Lors de mes quelques escapades au Japon, j’ai été à nouveau frappé par cela, la distance est partout dans les rencontres même si cela grouille de personnes. Peut-être s’agit-il d’un souvenir des temps passés durant lesquels il s’agissait d’une question de vie ou de mort. Oui, le « Ma » est primordial et nous le retrouvons dans la vie de tous les jours mais également dans nombre d’arts tels la Calligraphie, la cérémonie du Thé, etc.
Des concepts que nous retrouvons bien évidemment dans notre pratique martiale et que je vous présente à nouveau.

.間合, le ma ai
Ce concept est souvent mal interprété. Ma ai s’écrit avec deux caractères, 間合. Le premier est formé de la porte (門) et du soleil au milieu (日). La porte figure la maison, le chez soi, ce qui est le plus proche de l’homme, alors que le soleil qui filtre par la porte représente l’univers, ce qui est le plus grand concevable par l’homme. Ce caractère représente donc toute la distance entre l’infiniment proche et l’infiniment lointain. Le second caractère est le ai de Aïkido. Ma ai met donc en harmonie toutes les distances. En termes martiaux, Chiba Sensei définit le ma ai comme la capacité à atteindre l’adversaire sans qu’il puisse faire de même. Pour Arikawa sensei, quelqu’un maîtrisant le ma ai et le reishiki (la relation avec l’environnement, y compris l’étiquette) n’a besoin de rien d’autre. Au sujet de l’étiquette, il faut se rappeler que dans le cadre d’une société armée, le calme des relations est indispensable, car tout conflit dégénère rapidement. Pragmatiquement, la gestion du mai ai est différente d’une école à l’autre. Cette différence repose sur des conceptions correctes, transmises différemment. Ils existent plusieurs seuils de distance :
Le tō-ma (遠間) :
distance lointaine. Il correspond à trois longueurs de tatami. C’est dans le Japon féodal la distance minimale de salut entre inconnus. À cette distance, il est pratiquement impossible de développer avec succès une attaque-surprise, même lors d’un salut. Il s’agit également de la distance du premier salut lors de la réception des diplômes.

Le chu-ma (中間) :
distance médiane. Il correspond à deux longueurs de tatamis. C’est l’extrême limite de la distance permettant de réagir à une attaque surprise, à condition d’être sur ses gardes. Il s’agit de la distance d’engagement, à laquelle on se met en garde. Si les deux partenaires avancent et coupent, ils sont au contact. C’est le point de non-retour de l’affrontement.

Le chikama (近間) :
distance proche. Il correspond à la distance à laquelle aucun ne peut toucher l’autre d’un seul geste. Les pointes de bokken ne se touchent pas (contrairement à ce qu’on voit souvent). L’idée que les pointes doivent se toucher vient d’une mauvaise observation du kendō. Certes dans leur cas les pointes se croisent, mais le shinai de kendō est nettement plus long que le bokken.

L’uchima (内間) :
distance interne. On est alors dans la sphère de l’autre, en mesure de le couper.

À mains nues, les distances sont peu ou prou les mêmes. Normalement, tout exercice se commence par un salut à trois tatamis, suivi d’une traversée de toutes ces distances. Le mouvement se déroule alors dans le moment où uke franchit la limite entre chikama et uchima. Ce concept s’est un peu perdu au fil du temps, peut-être parce que nous sommes en « temps de paix »…

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