16/09/2015

Les sentinelles du corps

Voici un article publié par Robert Paturel, formateur et ancien négociateur au RAID pendant plus de vingt ans et maintenant professeur de Boxe de Rue. Il fut également un pratiquant de très très haut niveau dans de nombreuses disciplines, notamment en Boxe Française et en Full Contact.
Quelqu’un donc qui sait de quoi il parle.

paturel

Ce pamphlet, en fait écrit par Michel Goya sur son blog, traite de ce qui s’est passé par rapport au fait tragique (qui aurait pu être bien plus que tragique) dans le Thalys au mois d’août et au cours duquel un terroriste fut maîtrisé par des militaires et un civil qui se trouvaient à proximité par grande chance.
En lisant ces quelques lignes, je n’ai pu m’empêcher de faire un rapprochement avec la pratique martiale surtout au niveau de ce qui ce passe dans notre cerveau lors d’une attaque certes simulée et bien loin d’une rafale d’arme de guerre.
Mais si celle-ci est effectuée sans appel, sans « pollution » qui va permettre à notre opposant de détecter quoi que ce soit, la dite amygdale n’aura peut-être pas le temps de se mettre en action ou discernera le geste un rien trop tard ou ne discernera pas.
Et c’est là que pourrait se produire une sorte de Yoyu…
Comment aurions-nous réagi alors que parfois dans les « randoris » ou Jyu Waza, beaucoup sont submergés ou n’arrivent pas à gérer le moment.
La pratique aseptisée des tatamis est bien loin de la pratique de terrain, c’est sûr.
J’ai trouvé très intéressant en tout cas d’avoir une approche « scientifique » de ce qui se passe dans certaines situations mettant en scène la peur, le courage, le stoicisme, etc.
A noter que les amygdales ne sont pas celles qui se trouvent au fond de la gorge mais bien dans les alentours d’un de nos organes les plus précieux (j’ai quand même du faire des recherches, j’avoue 😉 ).

amygdale3

Le 21 août 2015, vers 18h00, dans le train Thalys reliant Amsterdam à Paris s’est ouvert un trou dans l’espace-temps normal. A la place est apparue une bulle de violence terroriste, tragédie hélas désormais classique et dont la fin tient largement à la répartition des rôles sur la scène. Celle-ci, cette fois, a été heureuse, et comme d’autres bulles se formeront immanquablement, il n’est pas inutile de comprendre pourquoi.

La manière dont on réagit à la peur dépend de l’interaction de plusieurs systèmes nerveux. Tout part de l’amygdale, placée dans le système limbique, et qui constitue la sentinelle du corps. L’amygdale combine en permanence et de manière inconsciente des perceptions à des émotions vécues. Lorsqu’elle décèle un danger, elle provoque immédiatement une alerte vers le cerveau reptilien et ses circuits nerveux rapides qui mobilise alors les ressources du corps par une série d’ordres bioélectriques et des sécrétions chimiques.

amygdale-cerebrale

Cette mobilisation immédiate se traduit par une concentration du sang sur les parties vitales au détriment des extrémités (qui donc saignent moins en cas de blessures) ainsi qu’une atténuation, voire une disparition, de la sensation de douleur (Spencer Stone a raconté ne pas avoir senti ses blessures). Surtout, elle provoque une augmentation du rythme cardiaque afin de permettre des efforts physiques intenses. Tout cela est évidemment essentiel pour faire face à la menace mais le problème majeur est que si l’intensité de mobilisation est trop forte, celle-ci devient contre-productive. Au-delà d’un premier seuil, l’habileté manuelle se dégrade et des gestes jusque-là considérés comme simples peuvent devenir complexes, comme téléphoner ou armer un fusil d’assaut. Au stade suivant, les sensations se déforment.

amygdale

C’est le moment où on bascule dans le monde expressionniste, celui dont le temps ne s’écoule plus de la même façon, avec des accélérations et des ralentissements, et où la vue peut se concentrer sur un point unique et occulter complètement des éléments essentiels. Dans un troisième stade, ce sont les fonctions cognitives qui sont atteintes et il devient de plus en plus difficile puis impossible de prendre une décision cohérente. C’est le stade où on va arriver à faire des tâches simples, puis s’en remettre aveuglément aux ordres, de l’ennemi, d’un chef, ou simplement de quelqu’un qui a encore la faculté de réfléchir et parler. A défaut, on imitera ce que font les autres, surtout fuir. Au stade ultime de stress, le comportement de l’individu n’a plus de lien avec la survie. On peut rester ainsi totalement prostré et souvent incontinent face à quelqu’un qui va pourtant visiblement vous tuer.

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Cette intensité, qui échappe alors à tout processus conscient, dépend de plusieurs facteurs comme évidemment le degré de danger estimé mais surtout la surprise. Les deux sont très largement dépendants de l’expérience antérieure des individus. La sentinelle-agmydale saura d’autant plus vigilante que l’individu croit à la possibilité d’une menace. Elle sera d’autant plus performante que le même individu a en mémoire d’informations, comme un comportement suspect ou le bruit de l’armement d’un fusil d’assaut, qui permettent de déceler des indices de menace au milieu du « bruit » ambiant. Sans expérience véritable, hors films et jeux vidéos, de la violence et en imaginant qu’un train est un espace complètement sécurisé, on est évidemment très vulnérable à une attaque surprise.

lutte.fuite

Vient ensuite le moment où l’alerte de l’amygdale atteint le néo-cortex, quelques fractions de secondes après le cerveau reptilien. Le jugement de la situation qui est alors fait, en quelques secondes au maximum, est influencé par plusieurs facteurs contradictoires comme l’analyse de la capacité d’action sur la menace (je suis coincé dans mon siège, je n’ai aucune compétence en combat rapproché, je suis à mains nues, je ne suis pas personnellement menacé, etc.), l’idée que d’autres plus compétents ou payés pour cela vont agir, une réticence naturelle à tuer ou blesser gravement des individus de son espèce, la volonté, toute aussi naturelle, de protéger ses proches ou, plus subtilement, le jugement moral que les autres peuvent porter sur son attitude (Suis-je seul ? Me regarde-t-on ? Me connaît-on ? Ai-je des responsabilités particulières ?). A la mise en garde de l’amygdale répond ainsi un feedback du « cerveau d’en haut », le néo-cortex, qui va influer le branle-bas de combat déjà déclenché par le « cerveau d’en bas », reptilien. C’est à ce moment-là que s’effectue généralement la bascule entre les acteurs et les figurants, les « combattants » et les immobiles. Si les « voyants » sont majoritairement négatifs, la réaction du corps sera amplifiée et donc dégradée en direction de la fuite ou de la paralysie. Si les « voyants » sont positifs, on peut espérer surmonter la peur et contrôler son corps.

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Au cœur de cette petite bulle de violence que se forme d’un seul coup, ce qui fait la grande différence entre le combattant, au sens large, et le novice n’est pas la force physique ou la maîtrise technique, mais bien une gestion plus efficace de cette peur inévitable. Par entraînement, simulation, visualisation, le combattant accumule les informations qui lui permettent de déceler plus facilement les dangers et d’y faire face. Il dispose d’une base de données de situations et solutions immédiates à appliquer dans des cas similaires. A force de tirer ou frapper, à blanc, réellement ou même en imagination, sur des cibles à forme humaine, il dépasse la réticence à faire mal. Tout cela lui permet, outre d’être moins surpris, de contrôler le niveau de mobilisation organique à un niveau positif. Hormis quelques experts très entraînés, il est plus maladroit que d’habitude et agit assez simplement, ou au moins essaie, et c’est là l’essentiel.

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Le terroriste était un combattant car il avait préparé, anticipé, visualisé, accepté son action violente mais ce n’était pas, comme souvent, un bon combattant. Il bénéficiait d’un armement redoutable et de la surprise face à des gens désarmés mais il a été incapable d’utiliser ces avantages énormes. Soumis lui-aussi à la peur, il s’est avéré maladroit, ne parvenant pas à utiliser correctement son fusil d’assaut. Il a beaucoup effrayé mais le piège du confinement s’est finalement retourné contre lui à partir du moment où il a trouvé autour de lui d’autres combattants, même désarmés.
Ces hommes, militaires ou non, ont réussi en quelque secondes à contrôler suffisamment bien leur peur, par formation et/ou volonté, pour décider d’agir immédiatement. Cela a sans doute surpris l’agresseur et accentué encore sa propre peur. Comme souvent, il aura suffi qu’un seul, à plus forte raison des amis, initie le mouvement ou donne des ordres pour que d’autres, encore hésitants, basculent aussi dans l’action et permettent d’avoir la masse critique pour neutraliser l’agresseur. C’est ce qui fait souvent la différence entre le groupe amorphe devant une agression et celui qui la rejette. Ce n’est pas la compétence en combat rapproché ou la force physique qui sont décisives, Chris Norman est un consultant britannique de 62 ans, mais bien la volonté d’agir et le sens de l’honneur.

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